Yànnis Rìtsos
8 décembre (extrait)
Jour calme. Une table vide.
Je vois les choses comme elles sont.
J’ai les mains dans les poches.
A qui dire merci ?
*
J’ai gardé sous l’eau tiède de la nuit
la main du sommeil et la sensation de l’oubli
le contact de la couverture et du mur.
Si on soulève le drap
on ne me trouve pas.
Cherche, pour me trouver – ne comprends-tu pas ?
je suis plus en dedans.
*
Il y avait deux verres sur la table
un tabouret dans un coin
l’ombre d’une main qui aurait cueilli des fleurs
une ombre partagée entre le lit et le plafond
j’ai oublié je n’ai pas eu le temps de voir
rien que l’ombre d’une fenêtre qui ne s’est pas ouverte
sur le mur blanc
et la main qui n’a pas cueilli de fleurs
la main qui s’est coupée dès les premières secondes de lune
tombant au milieu du chemin dans l’eau boueuse
près de la roue brisée du fourgon postal.
Présences à Frontenay 2016, L'Oubli
Source : Journal de déportation, édition bilingue grec-français, traduction & postface de Pascal Neveu, nouvelle édition revue et corrigée, éditions Ypsilon, 03/2016, p. 176.
Transparence hivernale (extrait)
Le trou noir de la cheminée se prolonge sur des milliers de kilomètres dans le ciel,
comme le trou de la fosse d’aisances dans la terre (et s’il ressortait à l’autre bout ?), et le couteau
quand on coupe le pain laisse une grande cicatrice
pas seulement dans la table ou le sol – bien plus profond.
Mais toi tu n’échangerais pas cette beauté, cette sagesse implacables
cette noblesse des rides près des yeux du silence
contre une béate jeunesse quelconque. Tu es debout,
l’œil et l’oreille aux aguets – distant et proche –
et la lampe ancienne des banquets secrets, des saintes cènes d’autrefois, sa religiosité usée,
sa peinture dorée souillée par les mouches,
est accrochée encore, intransigeante et oubliée,
au beau milieu du vide, comme le sceau final sur un testament
que nul n’a lu : plus un seul héritier,
plus d’héritage. Pourtant
toi tu l’as lu et le transmets,
tu relies les époques, alors qu’elles ignoraient leurs liens
et tu ne peux encore te vider
du poids et de la richesse de la journée la plus vide
parlant, ne parlant pas, fermant les yeux, voyant.
Et cette maison allégée des petits souvenirs, des séparations,
reconnue dans le grand souvenir dans toute sa profondeur,
monte vers le ciel, dans la transparence terrifiante et glacée,
paisible, sans poids, tolérante,
comme un ballon bleu retenu par une simple ficelle
dans la main d’un enfant.
Présences à Frontenay 2016, L'Oubli
Source : Quatrième dimension (1972) in Anthologie de la poésie grecque contemporaine, 1945-2000, choix et traduction de Michel Volkovitch, Poésie / Gallimard, 2000, pp. 64-65.
Crépuscule
Tu la connais cette heure du crépuscule d’été
dans la chambre close ; le reflet rose infime
en travers des planches du plafond ; le poème
inachevé sur la table – deux vers, pas plus,
une promesse non tenue de voyage parfait,
d’un peu de liberté, d’indépendance, et d’une
(relative, bien sûr) immortalité.
Dehors dans la rue déjà, l’appel de la nuit,
les ombres légères de dieux, d’humains, de bicyclettes
quand les chantiers s’arrêtent, que de jeunes ouvriers
avec leurs outils, leurs cheveux mouillés, vigoureux
et quelques taches de chaux sur leurs habits usés
s’effacent dans l’apothéose des vapeurs du soir.
Huit coups décisifs à la pendule, en haut de l’escalier,
tout au long du couloir – coups sans pitié
d’un marteau impétueux, caché derrière le verre
dans l’ombre ; et en même temps le bruit éternel
de ces clefs dont jamais il n’est parvenu
à savoir si elles ouvrent ou ferment.
Présences à Frontenay 2016, L'Oubli
Source : Anthologie de la poésie grecque contemporaine, 1945-2000, choix et traduction de Michel Volkovitch, nrf / Gallimard, 2000, p. 65.
Biographie
Yànnis Rìtsos (1909-1990) est un poète grec. Né à Monemvasia en Laconie (Grèce), il est le cadet d'une famille de grands propriétaires terriens. Sa famille ravagée (ruine économique, mort de la mère, du frère aîné, démence du père et de sa sœur bien-aimée, Loula) ainsi que les attaques de tuberculose vont marquer sa vie et son œuvre. Il survit en calligraphiant des actes juridiques à l'Ordre des avocats et en participant à des spectacles de danse classique. En 1920, il adhère au Parti Communiste. Cet engagement lui vaut de connaître les camps de « rééducation nationale » durant la Guerre civile. De 1948 à 1952, il est envoyé en exil à Lemnos, puis à Makronissos, puis de nouveau arrêté en avril 1967 lors du putsch des colonels et déporté aux îles de Yaros et de Leros, et enfin assigné à domicile un an plus tars à cause de ses problèmes de santé. À la chute des Colonels, en 1974, Rítsos acquiert un statut hugolien de « poète national ». Son œuvre, empreinte de fraternité et d’esprit de résistance, revisite les grands mythes antiques au moyen de ses souvenirs d’enfance et des tragédies familiales. Source : Wikipedia.