Pierre Reverdy
Comme on change
Qu’on nous raconte cette histoire
Qu’on nous dise ce qu’il est devenu
Que personne autre que lui ne parle plus
Il rit
La rue est noire
La nuit vient doucement
Et l’esprit s’abandonne
À d’autres mouvements
Dans le fond à genoux sur le tas de pierres
Et les mains liées
Tous ceux qui pardonnent
Au cœur bourrelé
Ils sont encore tous là derrière
Les regards étoilés
Tous les noms confondus
Les rires étouffés
Les numéros perdus
Enfin le vent brutal les a tous dispersés
Et seul il s’en allait dans l’ombre sans écho
Il regardait le ciel le mur la terre et l’eau
L’histoire le remords
Tout était oublié
Présences à Frontenay 2016, L'Oubli
Source : Main d’œuvre, de Pierre Reverdy, Mercure de France, 1989, p. 104.
Rien
Un son de cloche vient
Lumière qui s'approche
ou lambeaux de chansons
Dans l'arbre des oiseaux s'accrochent
Et les autres s'en vont
J'écoutais venir toutes les voix
J'attendais les regards qui tomberaient des toits
Et triste dans la rue où j'étendais les bras
J'oubliais que quelqu'un passait
Tout près de moi
Des rumeurs s'élevaient
Au loin la foule passe
On ne voit plus glisser que l'ombre dans la nuit
Et le mur s'éloigner du trottoir où je suis
Le vide se ferait
Il n'y aurait plus de terre
Et la vague qui roulerait
serait une chanson guerrière
Le monde s'efface
Au point où je disparaîtrai
Tout s'est éteint
Il n'y a même plus de place
Pour les mots que je laisserai
Présences à Frontenay 2016, L'Oubli
Source : Main d’œuvre, de Pierre Reverdy, Mercure de France, 1989, p. 230.
Voyage en Grèce
J’aurai filé tous les nœuds de mon destin d’un trait, sans une escale : le cœur rempli de récits de voyages, le pied toujours posé sur le tremplin flexible des passerelles du départ et l’esprit trop prudent surveillant sans cesse les écueils.
Prisonnier entre les arêtes précises du paysage et les anneaux des jours, rivé à la même chaîne de rochers, tendue pour maîtriser les frénésies subites de la mer, j’aurai suivi, dans le bouillonnement furieux de leur sillage, tous les bateaux chargés qui sont partis sans moi. Hostile au mouvement qui va en sens inverse de la terre et, insensiblement, nous écarte du bord : regardant, le dos tourné à tous ces fronts murés, à ces yeux sans éclat, à ces lèvres cicatrisées et sans murmures, par-dessus les aiguilles enchevêtrées du port qui, les jours de grand vent, du fil de l’horizon tissent la voile des nuages. En attendant un autre tour. En attendant que se décident les amarres ; quand la raison ne tient plus à la rime : quand le sort est remis au seul gré du hasard jusqu’au jour où j’aurais pu enfin prendre le large sur un de ces navires de couleur, sans équipage, qui vont en louvoyant mordre de phare en phare comme des poissons attirés par la mouche mordorée du pêcheur. Courir sous la nuit aimantée sans une étoile, dans le gémissement du vent et le halètement harassé de la meute des vagues pour, lorsqu’émerge enfin des profondeurs de l’horizon sévère le fronton limpide du matin, aborder, au signal du levant, l’éclatant rivage de la Grèce — dans l’élan sans heurt des flots dociles, frémissant parmi les doigts de cette large main posée en souveraine sur la mer.
Présences à Frontenay 2016, L'Oubli
Source : Main d’œuvre, de Pierre Reverdy, Mercure de France, 1989, p. 76.
Tendresse
Mon cœur ne bat que par ses ailes
Je ne suis pas plus loin que ma prison
Ô mes amis perdus derrière l’horizon
Ce n’est que votre vie cachée que j’écoute
Il y a le temps roulé sous les plis de la voûte
Et tous les souvenirs passés inaperçus
Il n’y a qu’à saluer le vent qui part vers vous
Qui caressera vos visages
Fermer la porte aux murmures du soir
Et dormir sous la nuit qui étouffe l’espace
Sans penser à partir
Ne jamais vous revoir
Amis enfermés dans la glace
Reflets de mon amour glissés entre les pas
Grimaces du soleil dans les yeux qui s’effacent
Derrière la doublure plus claire des nuages
Ma destinée pétrie de peurs et de mensonges
Mon désir retranché du nombre
Tout ce que j’ai oublié dans l’espoir du matin
Ce que j’ai confié à la prudence de mes mains
Les rêves à peine construits et détruits
Les plus belles ruines des projets sans départs
Sous les lames du temps présent qui nous déciment
Les têtes redressées contre les talus noirs
Grisées par les odeurs du large de la terre
Sous la fougue du vent qui s’ourle
À chaque ligne des tournants
Je n’ai plus assez de lumière
Assez de peau assez de sang
La mort gratte mon front
Et la même matière
S’alourdit vers le soir autour de mon courage
Mais toujours le réveil plus clair dans la flamme
de ses mirages
Présences à Frontenay 2016, L'Oubli
Source : Ferrailles, de Pierre Reverdy, La poésie moderniste France Loisirs, p. 274.
Toujours là
J’ai besoin de ne plus me voir et d’oublier
De parler à des gens que je ne connais pas
De crier sans être entendu
Pour rien tout seul
Je connais tout le monde et chacun de vos pas
Je voudrais raconter et personne n’écoute
Les têtes et les yeux se détournent de moi
Vers la nuit
Ma tête est une boule pleine et lourde
Qui roule sur la terre avec un peu de bruit
Loin
Rien derrière moi et rien devant
Dans le vide où je descends
Quelques vifs courants d’air
Vont autour de moi
Cruels et froids
Ce sont des portes mal fermées
Sur des souvenirs encore inoubliés
Le monde comme une pendule s’est arrêté
Les gens sont suspendus pour l’éternité
Un aviateur descend par un fil comme une araignée
Tout le monde danse allégé
Entre ciel et terre
Mais un rayon de lumière est venu
De la lampe que tu as oublié d’éteindre
Sur le palier
Ah ce n’est pas fini
L’oubli n’est pas complet
Et j’ai encore besoin d’apprendre à me connaître
Présences à Frontenay 2016, L'Oubli
Source : Plupart du temps. I. 1915-1922, de Pierre Reverdy, poésie / Gallimard, 1979.
Biographie
Pierre Réverdy (1889-1960) est un poète français. Né à Narbonne, et issu d'une famille de sculpteurs et de tailleurs de pierre d'église, il grandit au pied de la Montagne Noire. Il poursuit ses études à Toulouse et à Narbonne puis s’installe en octobre 1910 à Montmartre, du coté du célèbre bateau-lavoir. En 1917, il fonde la revue Nord-Sud à laquelle collaborent Apollinaire, Aragon, Breton, Tzara. Au début des années 20, il dédie de nombreux poèmes à Gabrielle Chanel dont il est l'amant. Durant seize ans, il crée des livres avec pour compagnons Picasso, Braque, Matisse, et bien d'autres, et participe au cubisme et aux débuts du surréalisme, dont il est l'un des inspirateurs. En 1926, à l'âge de 37 ans, annonçant que « libre penseur, [il] choisit librement Dieu », il se retire dans une réclusion méditative près de l'abbaye bénédictine de Solesmes où il demeure jusqu'à sa mort, à 70 ans. Là sont nés ses plus beaux recueils, tels Sources du vent, Ferraille, Le Chant des morts… Sources : lyres.chez.com, wikipedia.