Paul Claudel
La pluie
Par les deux fenêtres qui sont en face de moi, les deux fenêtres qui sont à ma gauche et les deux fenêtres qui sont à ma droite, je vois, j’entends d’une oreille et de l’autre tomber immensément la pluie. Je pense qu’il est un quart d’heure après midi : autour de moi, tout est lumière et eau. Je porte ma plume à l’encrier, et, jouissant de la sécurité de mon emprisonnement, intérieur, aquatique, tel qu’un insecte dans le milieu d’une bulle d’eau, j’écris ce poème.
Ce n’est point de la bruine qui tombe, ce n’est point une pluie languissante et douteuse. La nue attrape de près la terre et descend sur elle serré et bourru, d’une attaque puissante et profonde. Qu’il fait frais, grenouilles, à oublier, dans l’épaisseur de l’herbe mouillé, la mare ! il n’est point à craindre que la pluie cesse ; cela est copieux, cela est satisfaisant. Altéré, mes frères, à qui cette très merveilleuse rasade ne suffirait pas. La terre a disparu, la maison baigne, les arbres submergés ruissellent, le fleuve lui-même qui termine mon horizon comme une mer paraît noyé. Le temps ne me dure pas, et, tendant l’ouïe, non pas au déclenchement d’aucune heure, je médite le son innombrable et neutre du psaume.
Cependant la pluie vers la fin du jour s’interrompt, et tandis que la nue accumulée prépare un plus sombre assaut, tel qu’Iris du sommet du ciel fondait tout droit au cœur des batailles, une noire araignée s’arrête, la tête en bas et suspendue par le derrière au milieu de la fenêtre que j’ai ouverte sur les feuillages et le Nord couleur de brou. Il ne fait plus clair, voici qu’il faut allumer. Je fais aux tempêtes la libation de cette goutte d’encre.
Présences à Frontenay 2016, Le sage et la pluie
Source : Connaissance de l’Est, de Paul Claudel, nrf Poésie/Gallimard, Paris, 1974, p. 72.

Tristesse de l'eau
Il est une conception dans la joie, je le veux, il est une vision dans le rire. Mais ce mélange de béatitude et d’amertume que comporte l’acte de la création, pour que tu le comprennes, ami, à cette heure où s’ouvre une sombre saison, je t’expliquerai la tristesse de l’eau.
Du ciel choit ou de la paupière déborde une larme identique.
Ne pense point de ta mélancolie accuser la nuée, ni ce voile de l’averse obscure. Ferme les yeux, écoute ! la pluie tombe.
Ni la monotonie de ce bruit assidu ne suffit à l’explication.
C’est l’ennui d’un deuil qui porte en lui-même sa cause, c’est l’embesognement de l’amour, c’est la peine dans le travail. Les cieux pleurent sur la terre qu’ils fécondent. Et ce n’est point surtout l’automne et la chute future du fruit dont elles nourrissent la graine qui tire ces larmes de la nue hivernale. La douleur est l’été et dans la fleur de la vie l’épanouissement de la mort.
Au moment que s’achève cette heure qui précède Midi, comme je descends dans ce vallon qu’emplit la rumeur de fontaines diverses, je m’arrête ravi par le chagrin. Que ces eaux sont copieuses ! et si les larmes comme le sang ont en nous une source perpétuelle, l’oreille à ce chœur liquide de voix abondantes ou grêles, qu’il est rafraîchissant d’y assortir toutes les nuances de sa peine ! Il n’est passion qui ne puisse vous emprunter ses larmes, fontaines ! et bien qu’à la mienne suffise l’éclat de cette goutte unique qui de très haut dans la vasque s’abat sur l’image de la lune, je n’aurai pas en vain pour maints après-midi appris à connaître ta retraite, val chagrin.
Me voici dans la plaine. Au seuil de cette cabane où, dans l’obscurité intérieure, luit le cierge allumé pour quelque fête rustique, un homme assis tient dans sa main une cymbale poussiéreuse. Il pleut immensément ; et j’entends seul, au milieu de la solitude mouillée, un cri d’oie.
Présences à Frontenay 2016, Le sage et la pluie
Source : Connaissance de l’Est, de Paul Claudel, nrf Poésie/Gallimard, Paris, 1974, p. 86.
Biographie
Paul Claudel (1868-1955) est un dramaturge, poète, essayiste et diplomate français. Né à Villeneuve-sur-Fère (Aisne), il passe les premières années de sa vie en Champagne, avant d’entrer au lycée Louis-le-Grand en 1882, date à laquelle ses parents s’établissent à Paris. À quinze ans il écrit son premier essai dramatique, L’Endormie, suivi de Tête d’Or et de La Ville. Mais c’est l’année 1886 qui se révèle décisive par sa rencontre avec la foi en Dieu, lors d’une conversion, la nuit de Noël à Notre-Dame. En parallèle à ses activités d’écrivain, Paul Claudel mène pendant près de quarante ans une carrière de diplomate qui lui fait parcourir le monde. Il découvre les États-Unis où il débute consul suppléant à New York, puis gérant du consulat de Boston, la Chine (1895-1909), Copenhague (1920), Prague, Francfort, Hambourg (où il se trouve au moment de la déclaration de la Première Guerre mondiale), Rio de Janeiro, Tokyo (1922-1928), Washington (1928-1933), et enfin à Bruxelles, où il achève sa carrière en 1936. Son œuvre est empreinte d’un lyrisme puissant où s’exprime son christianisme. C’est à la Bible qu’il emprunte sa matière préférée, le verset, dont il use autant dans sa poésie (Cinq grandes Odes), ses traités philosophico-poétiques (Connaissance de l’Est, Art poétique) ainsi que dans son théâtre. Ses œuvres de maturité, la trilogie dramatique : L’Otage — Le Pain dur — Le Père humilié, puis L’Annonce faite à Marie, et enfin Le Soulier de satin, son œuvre capitale, lui apportent une reconnaissance qui ne cesse de grandir. Il meurt le 23 février 1955. Source : academie-française.fr.
Cent phrases pour éventail (extrait)
Tu m’appelles la Rose
dit la Rose
mais si tu savais
mon vrai nom
je m’ effeuillerais
aussitôt
Au de la pivoine blanche
cœur ce n’est pas une couleur
mais le souvenir d’une
couleur
ce n’est pas une odeur
mais le souvenir d’une
odeu r
Une fragile
pauvre comme une pierre
prière en équilibre
sur la tête
de
Jizô
Comme par le moyen
un de ma baguette
tisserand magique j’unis
un rais de soleil
avec un fil
de
pluie
Tas sur la tête de
de Jizô
pierres le dernier petit caillou
que ce ne soit pas
un aveugle
qui soit chargé de le
mettre
Cette il a plu
nuit du vin
Je le sais il n’y pas
moyen d’empêcher les
roses de parler
Cette
o mbre que me confère
la lune
c omme une
encre
immatérielle
Un qui est
certain moins une couleur
rose qu’une
respiration
Voyageur !
approche
et respire enfin
cette odeu r
qui guérit de tout
mouvement
Une
rose d’un rouge si fort
qu’elle tache
l’
â m e
comme un vin
Au une
travers longue fée horizontale
de verte et rose
la joue de la
cascade flût
e
Chut !
si nous
faisons du bruit
le temps
va recommencer
Je
suis avec la mort
en je pèse
pourparlers ses propositions
Que de l’éventail
le disperse les mots
souffle et ne laisse passer
que ce qui
touche
de l’eau
Bruit sur de l’eau
ombre
d’une feuille
sur
une autre feuille
La peu à peu
pluie devient de la neige
la boue
peu à peu
devient de la neige
La sent
goutte que toute la mer
d’ est occupée
eau à
la solliciter
Verse un vin pur
et
un or
intellectuel
Présences à Frontenay 2016, Le sage et la pluie
Source : œuvre poétique, Paul Claudel, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1957.