Juan Gelman
« De los deberes del exilio… » / « Des devoirs de l’exil… »
de los deberes del exilio:
no olvidar el exilio /
combatir a la lengua que combate al exilio
no olvidar el exilio / o sea la tierra /
o sea la patria o lechita o pañuelo
donde vibrábamos / donde niñábamos /
no olvidar las razones del exilio /
la dictadura militar / los errores
que cometimos por vos / contra vos /
tierra de la que somos y nos eras
a nuestros pies / como alba tendida /
y vos / corazoncito que mirás
cualquier mañana como olvido /
no te olvides de olvidar el olvido
Des devoirs de l'exil :
ne pas oublier l'exil /
combattre la langue qui combat l'exil !
pas oublier l'exil / autrement dit la terre /
ou la patrie ou bon lait ou mouchoir
où nous vibrions / nous vivions enfants /
pas oublier les raisons de l'exil /
dictature militaire / ou erreurs
commises par nous pour toi / contre toi /
terre dont nous sommes et qui nous étais
là à nos pieds / comme une aube étendue /
et toi / toi tout petit cœur qui regarde
n'importe quel matin comme un oubli /
non n'oublie pas d'oublier l'oubli
Présences à Frontenay 2016, L'Oubli
Source : Bajo la lluvia ajena (notas al pie de una derrota), in Lettre ouverte suivie de Sous la pluie étrangère, (notes au pied d'une défaite), Rome, mai 1980, traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet, édition bilingue, Ed. Caractères, 2011, p. 85.
« Escribo en el olvido... »
Escribo en el olvido
en cada fuego de la noche
cada rostro de ti.
Hay una piedra entonces
donde te acuesto mía,
ninguno la conoce,
he fundado pueblos en tu dulzura,
he sufrido esas cosas,
eres fuera de mí,
me perteneces extranjera.
« J’écris dans l’oubli… »
j’écris dans l’oubli
dans chaque feu de la nuit
chaque visage de toi
il y a une pierre alors
où je te couche, mienne
personne ne la connaît
j’ai fondé des villages dans ta douceur
j’ai souffert de ces choses
tu es toi hors de moi
tu m’appartiens, étrangère
Présences à Frontenay 2016, L'Oubli
Source : extrait du recueil Cólera buey (1962-1968) [Colère bœuf (1962-1968)], 1ère édition, Buenos Aires, La Rosa Blindada, 1971 ; traduction de l’espagnol (Argentine) par Susana Peñalva.
La muchacha del balcón
La tarde bajaba por esa calle junto al puerto
con paso lento, balanceándose, llena de olor,
las viejas casas palidecen en tardes como ésta,
nunca es mayor su harapienta melancolía
ni andan más tristes de paredes,
en las profundas escaleras brillan fosforescencias
como de mar,
ojos muertos tal vez que miran a la tarde como
si recordaran.
Eran las seis, una dulzura detenía a los
desconocidos,
una dulzura como de labios de la tarde, carnal, carnal,
los rostros se ponen suaves en tardes como ésta,
arden con una especie de niñez
contra la oscuridad, el vaho de los dáncings.
Esa dulzura era como si cada uno recordara a una
mujer,
sus muslos abrazados, la cabeza en su vientre,
el silencio de los desconocidos
era un oleaje en medio de la calle
con rodillas y restos de ternura chocando
contra el “New Inn”, las puertas, los umbrales de
color abandono.
Hasta que la muchacha se asomó al balcón
de pie sobre la tarde íntima como su cuarto con
la cama deshecha
donde todos creyeron haberla amado alguna vez
antes de que viniera el olvido.
La jeune fille au balcon
d’un pas lent, cadencé, plein d’odeur,
les vieilles maisons pâlissent des soirs comme celui-ci,
et jamais n’est aussi forte leur mélancolie en haillons,
ni jamais aussi tristes leurs murs,
au fond des escaliers brillent des phosphorescences
pareilles à celles de la mer,
des yeux peut-être morts qui regardent le soir
comme s’ils s’en souvenaient…
Il était six heures du soir, une certaine douceur
arrêtait les inconnus,
une douceur comme des lèvres du soir, charnelle,
charnelle,
les visages s’adoucissent des soirs comme celui-ci,
brûlent comme en enfance
contre l’obscurité, l’air vicié des dancings.
Cette douceur était comme si chacun se souvenait
d’une femme,
ses cuisses embrassées, la tête sur son ventre,
le silence des inconnus
comme une houle au milieu de la rue,
des genoux et des restes de tendresse frappant
contre le « New Inn », les portes, les seuils
aux couleurs de l’abandon.
Jusqu’au moment où la jeune fille apparut au balcon,
debout dans le soir intime comme sa chambre
avec son lit défait
où tous croyaient l’avoir aimée un jour,
avant que l’oubli ne s’en empare.
Présences à Frontenay 2016, L'Oubli
Source : Velorio del solo (1961), in Los nuevos (Sélection de Josefina Delgado et Luis Gregorich), Buenos Aires, Centro Editor de América Latina, coll. Capítulo / Biblioteca argentina fundamental, 1968, p. 112 ; traduction de l’espagnol (Argentine) par Susana Peñalva.
Fotografias
Mirando en viejas fotos mi rostro en que no estás,
la mejilla en que no estás como dolor, olvido,
pienso qué harán en China ahora
con tanta tristeza como se me caía,
o crecerá como otro otoño humano
lleno de oros, de dulzura,
con un fuego en el medio como tu nombre, o sea
como cuando encontré la justicia en el mundo
y era como tu rostro,
mejor dicho, te amo.
La jeune fille au balcon
En regardant sur de vieilles photos mon visage où tu n’es pas,
la joue où tu n’es pas… douleur, oubli,
je me demande que fera-t-on en Chine maintenant
avec tant de tristesse de celle qui m’accablait…
ou s’il surgira alors comme un automne humain
plein d’or, de douceur,
avec un feu doré tel ton nom au milieu ; c’est-à-dire,
pareil à cette fois-là où j’avais cru trouver la justice dans ce monde :
c’était comme ton visage
– autrement dit, je t’aime.
Présences à Frontenay 2016, L'Oubli
Source : Velorio del solo (1961), in Los nuevos (Sélection de Josefina Delgado et Luis Gregorich), Buenos Aires, Centro Editor de América Latina, coll. Capítulo / Biblioteca argentina fundamental, 1968, p. 112 ; traduction de l’espagnol (Argentine) par Susana Peñalva.
El árbol
De la violenta madrugada
un hombre entra a su casa y el olor de sus hijos
le golpea la cara, los olvidos, la furia,
ahora cierra la puerta con doble llave
y se saca la gente, la ropa con cuidado,
apaga los gritos de la camisa
o los ojos del camarada que brillan en la cárcel
y oye cómo se mueve la ternura en la pieza,
bajo sus ramas dormirá todavía una noche,
bajo sus ramas yacerá cuando caiga.
L’arbre
Du violent petit matin
un homme rentre chez lui et l’odeur de ses enfants
frappe de plein fouet son visage, ses oublis, sa fureur,
il ferme alors la porte à double tour,
avec soin, se défait des gens, de ses vêtements,
éteint les cris de sa chemise
ou les yeux du camarade qui brillent en prison,
écoute la tendresse se mouvoir dans la chambre,
sous ses branches il dormira encore une nuit,
sous ses branches il reposera quand il tombera.
Présences à Frontenay 2016, L'Oubli
Source : Gotán [Gotan] (1962), in Los nuevos (Sélection de Josefina Delgado et Luis Gregorich), Buenos Aires, Centro Editor de América Latina, coll. Capítulo / Biblioteca argentina fundamental, 1968, p. 113 ; traduction de l’espagnol (Argentine) par Susana Peñalva.
Biographie
Juan Gelman (1930-2014) est un poète argentin. Né à Buenos Aires, il est le troisième fils d'immigrants juifs venus d’Ukraine. À quinze ans, il adhère à la Fédération des jeunes communistes argentins, et après avoir hésité pour une carrière de chimiste, il opte finalement pour la poésie. Au milieu des années 1950, il débute une carrière de journaliste et rejoint le groupe El Pan duro (Le Pain dur) qui publie une poésie radicale. En 1975, il est envoyé à l’étranger pour dénoncer internationalement les violations des Droits de l'homme en Argentine, quand éclate le coup d’état du 26 mars 1976. Cinq mois plus tard, il apprend que les militaires séquestrent ses deux enfants et sa belle-fille enceinte. Miraculeusement, sa fille échappe à la mort. Son fils et sa belle-fille, ne reparaîtront pas. En 1989, des médecins légistes identifient les restes de son fils dont le corps, jeté dans le canal de San Fernando, est découvert dans un baril contenant ciment, graisse et fer. Neuf ans plus tard, Juan Gelman retrouve sa petite-fille âgée de vingt-trois ans, née en prison, qui avait été élevée par une famille de militaire. Il rentre après treize ans d’exil où il avait travaillé comme traducteur pour l'UNESCO. Il écrit en 1980 Lettre ouverte, sans doute son texte le plus extrême, « peut-être parce que, dans un bouleversement affectif et langagier (…) s’y exprime l’extrême du désarroi et de la souffrance — au sens propre : une passion. » Jacques Ancet. Marquée par la poésie conversationnelle, sa poétique travaille en profondeur la langue en saccadant son rythme et en jouant sur l’intertextualité. Sa poésie frappe par sa générosité humaniste, son exigence formelle qui transporte une forte charge émotionnelle. Sources : lemonde.fr, Wikipedia, jancet.blogg.org.