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Jean-Pierre Rosnay

Épitaphe

Je ne suis né que pour quelques poèmes

Ma vie n'existe qu'en plein chant

Je les portais du bout des temps

Et je chantais à perdre haleine

 

Je discourais d'amour la nuit au pied des arbres

Et la nuit m'accueillait et la forêt m'aimait

Je ne veux sur ma tombe ni le fer ni le marbre

Mais je souhaite un ruisseau et quelques roitelets

 

Je ne veux rien sur ma dépouille

Rien qui puisse me rappeler

Rien qu'un peu d'eau pour les grenouilles

Et quelques enfants à jouer

 

J'aimais tant le chant des grenouilles

Glissant l'anneau d'or de l'été

Et les enfants mal décoiffés

 

Je ne suis né que pour quelques poèmes

Qui m'aime m'oublie par amour de moi

Rien n'est plus urgent que la vie

La vie qui fuit entre nos doigts

 

 

Présences à Frontenay 2016, L'Oubli

Source : Comme un bateau prend la mer, de Jean-Pierre Rosnay, Gallimard, 1956. p. 137.

Voici

À Lou

 

Voici un cerf-volant dessiné dans le ciel

Tout un bas-relief d'aristoloches

Une motocyclette à l'ombre des subtilités aux

planches vermoulues

 

Voici des bonbons anglais dans un bocal

Du lait répandu devant la porte

Un crapaud dans le coin de la cave

(vous le voyez nous ne sommes pas seuls)

Un coq chante il débagoule que nous sommes condamnés

à toutes les indigences toutes les ignorances

toutes les inquiétudes

à toutes les folies

 

Voici le champ d'asperges et puis voilà la guerre

qui n'est vraiment passionnante qu'au cinéma

Voici le cerf-volant dessiné dans le ciel

Et puis voilà la guerre coprophage et puante

 

Voici des champignons paillotes des champs

Chant du sang de la terre

 

Voici le tournant qui revient sans cesse

le facteur de Chanteuges qui connaît le contenu

de chacune des lettres qu'il porte rien qu'au toucher

Quelqu'un parle d'avenir il dit ce que nous voulons

nous le pouvons

Il dit je t'écrirai plus longuement plus tard

 

Voici l'escalier qui semble n'avoir rien à voir avec la demeure

Un escalier patient comme sorti de terre

Et voilà notre soif qui nous départage dès l'aube

et fait parfois d'un arbre un cri d'ombre et d'oiseau

 

Voici l'escalier qui semble n'avoir rien à voir avec la demeure

escalier patient comme sorti de terre

Voilà cette femme d'avant qui parle près du poêle

qui parle de ses enfants partis qui reviennent sans cesse

dans la conversation

 

Voici les champs bordés de pissenlits

Voici la montagne traversée d'un âne les fusains

La maison fermée où nous ne dormirons jamais

 

Voici Madame de Warens dans l'esprit de

l'adolescent qui s'emploie avec son canif à tirer

une canne d'une branche de noisetier

 

Voici des faits divers sanglants douteux

Et puis comme un leitmotiv voilà la guerre

coprophage

et puante

Quelqu'un s'arrache de la foule et jette

Vive la Liberté

Qu'est ce qu'il dit demande le voisin

Ce n'est rien dit l'autre en haussant les épaules

encore un exalté

 

Voici l'auberge où la patronne répétait à son mari

Abrège abrège souviens-toi

Il ressemble à (tu sais bien)

il me fait penser au petit de la fille de (tu sais bien)

 

Voici ce que nous sommes et ce que nous étions

 

Voici la mer

La mer qui rend toute parole sublime et superflue

La mer cette entreprise cette machination de Dieu

Sa preuve sa négation sa géniale publicité

Et puis

voici la mer

 

 

Présences à Frontenay 2016, L'Oubli

Source : Fragment et relief, de Jean-Pierre Rosnay, Collection Club des poètes, Paris, 1994. p. 214.

Bretagne

À Jacqueline et Franch Le Breton

 

Ici, l’âme et le genou, c’est du pareil.

Le ciel a la main leste, toujours son mot

à dire, et la mer veille.

 

Ici, chacun retrouve, main dans la main,

sa naissance et sa mort.

Tout est démesure et mesure.

 

Bretagne, terre de poésie, garde, protège tes couleurs,

tes colères, tes vents, ta simplicité virginale,

tes elfes, tes lutins, tes enfants bondissants,

tes mouettes, tes goélands.

 

Si vous passez par Roscanvel, saluez pour moi

Divine, la bien nommée.

Si vous passez par Camaret, allez à la pointe du

Toulinguet, dans les ruines fumantes

d’histoire du Manoir de Cœcilian, rendre

visite à son père, Saint-Pol-Roux

le Magnifique

Demandez-lui de la part de Jean-Pierre Rosnay,

alias Bébé, de vous offrir une parcelle

d’éternité, sur ces rochers du bout du monde.

Ici, l’âme et le genou c’est du pareil au même

 

Dieu et Marie sont fournis avec, sans idée préconçue,

en cas, comme ça.

Jésus court avec ses copains dans la lande,

traîne sur les calvaires, oublie la messe.

Les musiciens caressent les chats sur les toits.

Et la mer et le ciel ont toujours le dernier mot.

 

 

Présences à Frontenay 2016, L'Oubli

Source : Fragment et relief, de Jean-Pierre Rosnay, Collection Club des poètes, Paris, 1994. p. 214.

À Tsou l’égyptienne

 

Par-dessus le toi des guitares

Ses yeux et son sourire bleu

La nuit mêlée à ses cheveux

Chaque train oubliait sa gare

Le flux et le reflux de la mer intérieure

Qui animait mon cœur à la cause du sien

Me faisait ressemblant à ces ombres de chien

Qu'on voit laper la nuit des restes de lueurs

Mon égyptienne ma mythique

Quand nous baignerons-nous à nouveau

Au port d'Alexandrie entre ces vieux rafiots

Dont la voile crevée donnait de la musique

Du haut de la plus haute pyramide

Léchée par des millions de regards touristiques

Entre Son Lumière légendes et cantiques

Je t'apporte ces mots de sang encore humides

Ces inhumains versets d'amours supra-humaines

Quand le poète écrit d'amour à son aimée

Il charge son crayon d'encre à éternité

Puis lui dit simplement Madame je vous aime

Et je vous saurais gré de l'avoir remarqué

 

 

Présences à Frontenay 2016, L'Oubli

Source : Fragment et relief, de Jean-Pierre Rosnay, Collection Club des poètes, Paris, 1994. p. 215.

Biographie

Jean-Pierre Rosnay (1926-2009) est un poète français. Descendant de romanis sédentarisés, il naît à Lyon dans une famille protestante, dont le père travaille à l'usine Berliet comme contremaître. Il découvre la poésie par un oncle qui lui fait lire les classiques à voix haute. En octobre 1941, il entre dans les maquis de la Résistance à l'âge de 15 ans et demi. Il combat pendant 3 ans, est arrêté et torturé par Klaus Barbi en 1944, s’évade et rejoint le maquis du Vercors où il est gravement blessé. Après guerre, il fonde le mouvement des Jariviste (Jeunes Auteurs Réunis), auquel participent son beau-frère Georges Moustaki et Georges Brassens. Ils défraient la chronique en organisant des « scandales poétiques » (enlèvement de Julien Gracq, enterrement de l'existentialisme). En 1961, il fonde le cabaret Club des Poètes pour « rendre la poésie contagieuse et inévitable ». Sont venus lui rendre visite Aragon, Queneau, Neruda, Vinicius de Moraes, Ma Desheng et bien d’autres. Parallèlement, il anime des émissions de poésie à la radio et la télévision jusqu'en 1983, et tient la rubrique poésie de l'hebdomadaire Les Nouvelles Littéraires et publie quelques recueils. Source : Wikipedia.

© 2016 par Présences à Frontenay. Créé avec Wix.com

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