Francis Ponge
La pluie
La pluie, dans la cour où je la regarde tomber, descend à des allures très diverses. Au centre, c'est un fin rideau (ou réseau) discontinu, une chute implacable mais relativement lente de gouttes probablement assez légères, une précipitation sempiternelle sans vigueur, une fraction intense du météore pur. A peu de distance des murs de droite et de gauche tombent avec plus de bruit des gouttes plus lourdes, individuées. Ici elles semblent de la grosseur d'un grain de blé, là d'un pois, ailleurs presque d'une bille. Sur des tringles, sur les accoudoirs de la fenêtre la pluie court horizontalement tandis que sur la face inférieure des mêmes obstacles elle se suspend en berlingots convexes. Selon la surface entière d'un petit toit de zinc que le regard surplombe elle ruisselle en nappe très mince, moirée à cause de courants très variés par les imperceptibles ondulations et bosses de la couverture. De la gouttière attenante où elle coule avec la contention d'un ruisseau creux sans grande pente, elle choit tout à coup en un filet parfaitement vertical, assez grossièrement tressé, jusqu'au sol où elle se brise et rejaillit en aiguillettes brillantes. Chacune de ses formes a une allure particulière ; il y répond un bruit particulier. Le tout vit avec intensité comme un mécanisme compliqué, aussi précis que hasardeux, comme une horlogerie dont le ressort est la pesanteur d'une masse donnée de vapeur en précipitation. La sonnerie au sol des filets verticaux, le glouglou des gouttières, les minuscules coups de gong se multiplient et résonnent à la fois en un concert sans monotonie, non sans délicatesse. Lorsque le ressort s'est détendu, certains rouages quelque temps continuent à fonctionner, de plus en plus ralentis, puis toute la machinerie s'arrête. Alors si le soleil reparaît tout s'efface bientôt, le brillant appareil s'évapore : il a plu.
Présences à Frontenay 2016, Le sage et la pluie
Source : Le parti pris des choses, suivi de Proèmes, Francis Ponge, Poésie/Gallimard, 1967, p. 31.

Biographie
Francis Ponge (1899-1988) est un poète français. Élevé au sein d'une famille protestante aisée, il connaît une enfance agréable. Militant communiste, délégué syndical, il perd son emploi lors des grèves de 1936 et quitte Paris en 1940 pour entrer dans la Résistance. Son recueil Le Parti pris des choses est publié en 1942. Il pose les éléments de sa vision poétique visant à abolir la frontière entre le mot et la chose qu'il désigne. Il se fait le poète du quotidien, matérialiste, sensualiste, sous la plume duquel surgissent L'Huître, Le Savon, La Pomme de terre ou La Cruche. Devenu professeur après la guerre, il écrit poèmes et essais en parallèle. Considéré par Jean-Paul Sartre et Philippe Sollers comme l'un des auteurs majeurs de la poésie contemporaine, Francis Ponge a eu le Grand prix de poésie de l'Académie française en 1984. Source : Evene.fr.