Enrique Molina
Descenso al olvido
Descente dans l’oubli
He aqui los muertos, sentados,
inmóviles alrededor del Tiempo;
adorando su pálida, eterna hoguera,
extrañamente sombríos en su reunión solitaria.
Ahi están, invadidos por marañas azules;
poblados por húmedas músicas, por tenaces cigarras.
Sobre ellos el cierzo ha pesado, y sus gestos de antaño, sus cuerpos de vapor,
se condensan de súbito en alargadas lluvias.
No; no hables un idioma olvidado.
No pronuncies tu nombre.
Que no giren con letal lentitud la borrada, tormentosa cabeza.
Que no te reconozcan sus huecos corazones comidos por los pájaros.
Descente dans l’oubli
Voici, immobiles, les morts,
assis autour du Temps ;
pour adorer son pâle, son éternel bûcher,
étrangement sombres, seuls dans leur assemblée.
Les voilà, envahis par de broussailles bleues ;
habités de musiques et de cigales tenaces, en pleine humidité.
La bise pesa sur eux, et leurs gestes de jadis, leurs corps faits de vapeur,
se condensent tout à coup en des pluies prolongées.
Renonce à parler un langage oublié
et à prononcer ton nom.
Que la tête orageuse, que la tête effacée, arrêtent de tourner d'une létale lenteur.
Fais en sorte que leurs cœurs mangés par les oiseaux ne te reconnaissent pas.
Présences à Frontenay 2016, Le sage et la pluie
Source : Las cosas y el delirio (Les choses et le délire), 1941, in Orden terrestre. Obra poética (1941-1995), Buenos Aires, Espasa Calpe/Seix Barral, coll. “Biblioteca Breve”, 1995, p. 23-24. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Susana Peñalva.

Dibujos en la niebla
Dessins dans le brouillard
Con frecuencia la niebla,
con sus goteantes hilos y su unánime sonido marítimo,
brotando de sordos manantiales, de lúgubres sirenas,
llegaba hasta el cálido interior,
a la pequeña cucharilla de té;
sorbiendo con desmayo la luz de los rincones apacibles
como un mojado incendio donde todo se pierde con escamas efímeras.
¿Quién olvida un entierro por los campos,
atravesando túmulos de lechosas magnolias…?
¿Quién olvida el disuelto país, con nidos húmedos en los faroles,
con las veletas rotas, con ausentes gentecillas muertas
conversando en las calles;
el delgado país que se ve entre la niebla, desde la alta ventana
o que quizá nunca se ha visto?
Y después, ciertos gestos con que cansadas niñas se licuan.
Cierto inerte abandono en las manos…
En esa intimidad apenas vulnerable, e indecible, sin duda.
Un sabor submarino en la boca; y en efecto,
el corazón demasiado próximo. Sí, demasiada dulzura…
Tanta música ahogada,
Tanto gris silencioso en la desnuda, profunda cavidad del cielo…
Fréquemment le brouillard,
avec ses fils qui gouttent et ce son fait d’une pièce à cadence maritime,
poussant des sources sourdes, des lugubres sirènes,
parvenait au foyer qui nous gardait au chaud,
à la petite cuillère de thé ;
absorbant défaillante la lumière des coins paisibles
comme un incendie mouillé dans lequel tout se perd en écailles éphémères.
Qui oublie un enterrement ayant lieu dans les champs,
traversant des tumulus de laiteuses magnolias ?...
Qui peut oublier le pays dissout, avec des nids humides logés dans les fanaux,
et les girouettes cassées, avec des petits gens qui vont, absents et morts,
bavardant dans les rues ;
le mince pays que l’on voit plongé dans le brouillard, de la haute fenêtre
ou celui que personne n’a peut-être jamais vu ?
Et ensuite certains gestes avec lesquels des filles fatiguées se défont.
Un certain abandon inerte dans les mains…
C’est cette intimité à peine vulnérable, e indicible sans doute.
Une saveur sous-marine dans la bouche et, en effet,
le cœur rendu trop proche. Trop de candide douceur…
Tant de musique noyée,
tant de gris silencieux dans la voûte profonde et dépouillée du ciel…
Présences à Frontenay 2016, Le sage et la pluie
Source : Las cosas y el delirio (Les choses et le délire), 1941, in Orden terrestre. Obra poética (1941-1995), Buenos Aires, Espasa Calpe/Seix Barral, coll. “Biblioteca Breve”, 1995, p. 13. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Susana Peñalva.
Biographie
Enrique Molina (1910-1996) est un poète argentin. Né à Buenos Aires, il mène une vie d’itinérance, de voyages à bord de navires de la marine marchande battant divers pavillons, de séjours prolongés dans plusieurs pays du Pacifique et de la Caraïbe, et d’expériences d’exil dont il nourrit sa poésie. Proche des surréalistes, en incarnant son versant « vitaliste », il n’a jamais adhéré à aucune orthodoxie. Ses poèmes sont pétris d’images foisonnantes. Toute son œuvre est le fait d’une voix nourrie d’ailleurs, fidèle à son désir d’un « langage visionnaire, né de l’intuition et de l’étonnement ». Parmi ses recueils figurent Pasiones terrestres (1946), Costumbres errantes o La redondez de la tierra (1951), Amantes antipodas (1961) et Las bellas furias (1966). En 1992, il reçoit le Grand prix du Fondo Nacional de Las Artes pour l’ensemble de son œuvre. Source : Susana Peñalva.