Edmond Jabès
Le mouton et le corbeau
Un jeune mouton
Tout blanc, tout blanc,
Et un vieux corbeau
Tout noir, tout noir
Devisaient sagement
Dans un pré accueillant.
« Je rêve d’avoir des ailes
Comme toi, dit le mouton.
Je pourrais à volonté
Me rouler dans le ciel
Sans crainte, ni surprise. »
« Moi, dit le corbeau, je hais
Le ciel pour trois raisons.
D’abord il est vide et trop haut,
Ensuite parce que, le plus souvent,
Il est couvert d’épais nuages
Et, enfin, parce qu’aucun oiseau
Ne peut s’y tenir debout.
Veux –tu savoir de quoi je rêve ?
D’un tendre fromage de chèvre. »
Et, sans un mot d’adieu, s’envola
Vers le vaste pays de l’oubli,
Un pays d’air, de vent, de neige, de pluie
Mais aussi de soleil, à ses meilleurs moments.
Abandonnant le mouton, tout interdit,
A son champ délimité, aux couleurs
De paresse et de mélancolie.
Présences à Frontenay 2016, Le sage et la pluie
Source : Petites poésies pour jours de pluie et de soleil, d’Edmond Jabès, Gallimard, 1991.
Biographie
Edmond Jabès (1912 -1991) est un écrivain et poète français. Né au Caire, dans une famille juive francophone, il a 12 ans lorsque sa sœur aînée meurt devant lui, emportée par la tuberculose. Il en gardera une blessure irréversible. Durant ses études au lycée français du Caire, il apprend par cœur les poèmes de Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé et écrit ses premiers poèmes. Ses poèmes sont remarqués par Max Jacob en 1931, avec lequel il correspondra de longues années. Après le bac, il s’inscrit à la Sorbonne pour préparer une licence de lettres, mais l’académisme des cours le décourage aussitôt. Avec Henri, son frère aîné, il anime une revue littéraire franco-égyptienne, L’Anthologie mensuelle et noue des relations d’amitié intellectuelle avec des écrivains comme Philippe Soupault, Henri Michaux, Roger Caillois, lors de leur passage au Caire, et avec René Char, à qui il dédie son recueil L’écorce du monde (1953-1954). Après la crise du canal de Suez, il se voit contraint de quitter le Caire et de s’exiler, après 44 ans passés en Égypte. En 1959, paraît Je bâtis ma demeure, poèmes et aphorismes (1943-1957), son seul livre de poésie, dira-t-il. Son œuvre s’enracine sur une méditation personnelle centrée sur l’exil, l’identité juive et le silence de Dieu, qui devient la source de tous ses questionnements. Dans les années 60 et 70, la communauté intellectuelle française s’intéresse à son œuvre, notamment Michel Leiris, Emmanuel Levinas, Maurice Blanchot, Jacques Derrida ; en 1987, il obtient le Grand Prix National de Poésie. Sources : espritsnomades.com, Wikipedia.