Du Renjie
Le paysan ignorant les lieux de plaisir
Les vents sont favorables et les pluies accordées, le peuple est en paix et content.
Mais nul n’est si joyeux que nous autres paysans !
Mûriers, vers à soie, cinq céréales : tout est rentré en abondance ;
Et le tribunal ne nous est point tombé dessus avec les taxes et les corvées.
Au village on avait promis de remercier pour ces grâces,
C’est pourquoi me voilà à la ville pour y acheter monnaies d’offrande, encens et bougies.
Voici que nous tournions la rue, et…
Tiens donc ! quelle est donc c’t’affiche collée là, toute peinturlurée de couleurs ?
Si c’est pas du monde qui se pousse et qui se presse, la belle cohue !
Y’a un péquin qui de sa main ouvre une porte faite de planches
Et qui s’égosille : « Entrez ! Entrez ! S’il vous plaît ! »
Et qui dit : « Les retardataires n’auront plus de place ni assis ni debout ! »
Et qui clame : « En première partie un livret de maison Les Jeux galants,
En seconde partie une pièce à chanteur Liu Shuabe ! »
Et qui braille : « Des troupes d’amatrices, ça court les rues,
Mais des troupes de vrai théâtre comme ça, vous n’en verrez pas souvent ! »
Ils m’ont pris mes deux cents sapèques à l’entrée,
Me voilà dans la place. Faut commencer par monter une pente de bois.
Tout ça s’étage en gradins les uns sur les autres avec des gens assis en rond.
En levant la tête on aperçoit quequ’chose qu’on dirait que c’est une tour de la cloche,
En regardant en bas tout c’monde qui se bouscule : un vrai tourbillon !
Y’a des dames qui sont assises là vers l’estrade.
C’est pourtant point de jour de fête à la paroisse,
Mais voyez comme elles se dépensent, à taper sur leurs tambours et sur les gongs !
Une des filles commencent par faire quelques tours,
Puis un moment plus tard elle revient en tirant tout un groupe derrière elle.
Parmi ces gens, y’a une canaille,
Avec sur l’crâne un turban noir, et un pinceau planté d’dans.
La figure passée à la chaux, avec des bandes noires.
Comment c’est-i qu’i’ passe ses journées, c’te particulier-là ?
Habillé de pied en cap
Dans une grande robe droite à dessins fleuris.
Il récite quelques poèmes,
Nous chante quelques chansons,
Tout ça sans une faute.
I’sait bonimenter, le bougre ! écoutez-moi ça, c’est renversant !
Bon, c’est tout pour ce coup-là,
Il nous fait son compliment et salue les pieds joints,
La chauffe est terminée, on nous envoie le chanteur.
Maintenant voici un monsieur costumé en Messire Zhang.
L’autre est devenu son serviteur.
Ils marchent, ils marchent et tout en marchant i’s’racontent qu’ils vont en ville.
En apercevant une p’tite demoiselle qui se tient derrière son store,
Le vieux entreprend de la prendre pour femme, et fait ce qu’i faut pour.
Il envoie le serviteur en entremetteur.
Hé ! dame ! ce qu’elle demande ! Il lui faut des haricots, du mil, du riz, du blé,
Sans parler des tissus, des soieries, des taffetas et des satins !
Le maître est cerné de tous côtés, avançant ici, ne pouvant reculer là,
Ce pied-ci en l’air, ce pied-là en bas,
L’autre le fait tournoyer à sa manière, du bout de son petit doigt.
Si vrai qu’à la fin l’monsieur s’échauffe et prend de l’humeur,
Et lui tombe dessus de son bâton à tête de cuir, tant et si bien que l’bâton s’casse en deux.
Moi je dis, ça y est ! v’là qu’il lui fend l’caisson maintenant !
Et je m’dis, ça va s’finir au tribunal, c’t’affaire !
Mais à la fin HO ! HO ! HO ! j’éclate de rire avec la salle.
J’ai trop envie d’pisser,
J’vais plus pouvoir m’retenir.
Dommage ! j’en aurais bien regardé encore un peu, en me tortillant,
Mais le bougre de tête de nœud d’’âne, bon sang, il m’a fait trop rire !
Présences à Frontenay 2016, Le sage et la pluie
Source : Anthologie de la poésie chinoise, publiée sous la direction de Remi Mathieu, traduction du chinois par Rainier Lanselle, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris 2015, p. 773.

Biographie
Du Renjie (1201 ?-1283 ?) est un poète chinois. Originaire d’une famille de lettrée de Jinan (Shangdong), il tenta sans grand succès, une carrière de fonctionnaire à la toute fin des Jin. Le paysan ignorant les lieux de plaisir, historiquement l’un des premiers toashu (poème chanté constitué de suites), est son œuvre la plus connue. Source : Anthologie de la poésie chinoise, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard.