Czeslaw Milosz
Après l’exil
Ne cours plus. Silence. Il pleut doucement
Sur les toits de la ville. Alors tout est
Parfait. Maintenant pour vous, éveillés
Dans un lit royal sous une mansarde.
Un homme et une femme. Une plante scindée :
Masculin, féminin, désireux l’un de l’autre.
Oui, c’est mon cadeau pour toi. Au-dessus des cendres
Sur une terre amère. Au-dessus de l’écho
D’appels et de serments. Afin que vous soyez
Attentifs à cette aube où vous penchez la tête,
Un peigne entre les doigts, visages au miroir
Une fois pour toujours si même on vous oublie,
Afin que vous voyez ce qui est, mais qui passe,
Et remerciez à chaque instant pour l’existence.
Ce petit parc et ses bustes, marbres verdis,
Dans la bruine d’été, la lumière de nacre,
Reste tel qu’à l’instant où vous poussiez la grille !
Et la rue des hautes portes lépreuses
Que votre amour a soudain transformée.
Présences à Frontenay 2016, L'Oubli
Source : Terre inépuisable, de Czeslaw Milosz, traduction du polonais par Christophe Jezewski et François-Xavier Jaujard, Poésie Fayard, 1988. p. 20.
L’hiver
Forts parfums de l’hiver californien,
Le gris et le rose, une pleine lune presque transparente.
J’ajoute des bûches au feu, je bois et je médite.
Je viens de lire la nouvelle :
« Le poète Aleksander Rymkiewicz est mort à Ilawa à soixante-dix ans. »
Lui, le cadet de notre groupe, je l’ai quelque peu négligé,
Ainsi que d’autres dont l’esprit était moyen
Bien qu’ils eussent des vertus que je n’aurais pas atteintes.
Et je suis là, tandis que s’achève
Le siècle et ma vie. Fier de ma force
Mais honteux de ma lucidité.
Avant-gardes mêlées à du sang.
Les cendres et les arts inconcevables.
Musée du chaos.
Je les ai jugés. Mais marqué moi-même.
Ce n’était pas un siècle pour la loyauté et la droiture.
Je sais ce que veut dire engendrer des monstres et s’y reconnaître.
Ô lune. Ô Aleksander. Ô feu de bûches de cèdre.
Les eaux nous recouvrent, un nom ne dure qu’un instant.
Qu’importe si nous restons dans la mémoire des âges.
Grande fut notre chasse à courre, la quête du sens volatil du monde.
À présent je suis prêt à poursuivre la course
Au lever du soleil, au-delà de la mort.
Je vois déjà les crêtes dans la forêt céleste.
Par-delà chaque essence attend une essence neuve.
Musique de mes dernières années, je suis sommé
Par un son et une couleur de plus en plus parfaits.
Feu, ne t’éteins pas. Entre dans mon rêve, amour.
Soyez jeunes à jamais, saisons de la terre.
Présences à Frontenay 2016, L'Oubli
Source : Terre inépuisable, de Czeslaw Milosz, traduction du polonais par Christophe Jezewski et François-Xavier Jaujard, Poésie Fayard, 1988. p. 47.
1913
Je me suis mis en route vers l’Italie aussitôt après la moisson.
En cette année 1913, la faucheuse McCormick
Parcourait pour la première fois l’étendue de nos champs,
Laissant les chaumes autrement coupés
Que par la faucille ou la faux des moissonneurs.
Dans le même train, mais en troisième classe,
Mon brocanteur Josel allait voir sa famille à Grodno.
J’ai dîné au buffet de cette gare
À une longue table sous les ficus.
Je me suis souvenu du haut pont sur le Niemen
Quand le train sortait en tournant d’un col alpin.
Et je me suis réveillé au bord des eaux, parmi l’éclat
Gris perle de la lagune,
Dans cette ville où le voyageur oublie qui il est.
J’ai vu l’avenir dans les eaux du Léthé.
Est-ce mon siècle ? Un autre continent,
Je suis assis avec le petit-fils de Josel,
Nous parlons de nos amis poètes. Encore une fois, incarné,
Jeune, et pourtant identique à mon ancien moi,
Quels étranges costumes, quelle rue étrange,
Et moi incapable de dire ce que je sais :
On ne peut en tirer aucune leçon pour les vivants.
J’ai fermé les yeux, mon visage exposé au soleil,
Ici, maintenant, en buvant mon café sur la Piazza San Marco.
Présences à Frontenay 2016, L'Oubli
Source : Terre inépuisable, de Czeslaw Milosz, traduction du polonais par Christophe Jezewski et François-Xavier Jaujard, Poésie Fayard, 1988. p. 64.
Retour à Cracovie en 1880
Je me retrouve ici, retour des grandes capitales,
Dans cette ville au fond de son étroite vallée, sous la colline de la cathédrale
Où sont les tombeaux des rois. Sur la place du marché, au-dessous de la tour
D’où la trompette stridente sonne midi, note brisée
Car une fois de plus la flèche tartare
A transpercé le musicien.
Les pigeons. Les fichus bariolés des marchandes de fleurs.
Les groupes de gens qui parlent sous le portail gothique de l’église.
Mes malles de livres sont arrivées, cette fois pour de bon.
De ma vie laborieuse, je ne sais qu’une chose : elle fut vécue.
Les visages sont plus pâles dans le souvenir que sur les daguerréotypes.
Je n’ai plus besoin d’écrire chaque matin des lettres et des aide-mémoire ;
D’autres le feront pour moi, toujours avec le même espoir
Dont on sait qu’il ne sert à rien et auquel on donne sa vie.
Mon pays restera ce qu’il est, l’arrière-cour des empires,
Berçant ses humiliations par des rêveries provinciales.
Je vais faire ma promenade du matin, martelée par ma canne ;
À la place des vieillards, je vois de nouveaux vieillards ;
Où se promenaient des jeunes filles dans le bruissement de leurs jupes,
D’autres se promènent, fières de leur beauté.
Les enfants roulent leurs cerceaux depuis un demi-siècle.
Dans le sous-sol, le cordonnier lève la tête de son ouvrage :
Un bossu passe avec sa plainte secrète,
Puis c’est une élégante, grasse image des sept péchés.
Ainsi va la Terre, dans chaque détail
Et dans les vies humaines irréversibles.
C’est un soulagement pour moi. Gagner ou perdre ?
À quoi bon, si de toute façon le monde nous oublie.
Présences à Frontenay 2016, L'Oubli
Source : Terre inépuisable, de Czeslaw Milosz, traduction du polonais par Christophe Jezewski et François-Xavier Jaujard, Poésie Fayard, 1988. p. 68.
« À Kyoto j’étais heureux »
À Kyoto j’étais heureux ; le passé était effacé, l’avenir sans projet ni désir. Un peu comme une journée de juillet pour un garçon qui s’éveille tôt le matin en entendant le sifflement du loriot, et court jusqu’au crépuscule. Je songeais à cet étrange don de l’oubli. Car je ne pouvais pas, malgré tout, me délivrer du souvenir de ce j’aurais voulu oublier, et parfois il me semblait faire ainsi que les nouvelles générations qui remplacent une vérité trop pénible par des dates dans les manuels d’histoire.
Ô vie. Ô pénétration d’un jardin enchanté où tout est regard et toucher. Il me semblait cette nuit que le portail s’était refermé derrière moi et que je resterais dans ce jardin pour toujours, dans un jardin plus réel que ceux que j’avais connus jusqu’alors.
Présences à Frontenay 2016, L'Oubli
Source : Terre inépuisable, de Czeslaw Milosz, traduction du polonais par Christophe Jezewski et François-Xavier Jaujard, Poésie Fayard, 1988. p. 155.
Biographie
Czeslaw Milosz 1911-2004) est un poète, romancier, essayiste et traducteur polonais. Né en Lituanie, alors située dans l'Empire russe, de parents de la noblesse de Pologne, il étudie le droit à l'université de Wilno et se tourne vers la philosophie et la poésie. Il fonde avec d'autres poètes le groupe littéraire et la revue d'avant-garde Zagary. Socialiste engagé, il travaille à la radio polonaise de Vilnius en 1937, avant de rejoindre la résistance. À Varsovie, il apporte son aide aux juifs traqués par le régime nazi : le mémorial de Yad Vashem en Israël lui a attribué le titre de Juste parmi les Nations. De 1945 à 1950, il collabore au service diplomatique de la République Populaire de Pologne, puis, prenant ses distances, il demande l'asile politique à la France. En 1961, il s'installe aux États-Unis, où il occupe la chaire de langues et littératures slaves à l'université de Berkeley (Californie) et adopte la nationalité américaine, en 1970. En 1980, il reçoit le prix Nobel de littérature et ses poèmes sont enfin autorisés dans son pays d'origine. À partir de 1995, il effectue des séjours de plus en plus fréquents en Pologne et s'y réinstalle finalement les dernières années de sa vie. L'un des poèmes de Miłosz, Toi qui as lésé l'homme simple, est gravé sur le mémorial des ouvriers des chantiers navals de Gdańsk, victimes de la répression politique alors qu'ils manifestaient. Source s: fayard.fr, Wikipedia.