Charles Baudelaire
Le Léthé
Viens sur mon cœur, âme cruelle et sourde,
Tigre adoré, monstre aux airs indolents ;
Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants
Dans l'épaisseur de ta crinière lourde ;
Dans tes jupons remplis de ton parfum
Ensevelir ma tête endolorie,
Et respirer, comme une fleur flétrie,
Le doux relent de mon amour défunt.
Je veux dormir ! dormir plutôt que vivre !
Dans un sommeil aussi doux que la mort,
J'étalerai mes baisers sans remord
Sur ton beau corps poli comme le cuivre.
Pour engloutir mes sanglots apaisés
Rien ne me vaut l'abîme de ta couche ;
L'oubli puissant habite sur ta bouche,
Et le Léthé coule dans tes baisers.
À mon destin, désormais mon délice,
J'obéirai comme un prédestiné ;
Martyr docile, innocent condamné,
Dont la ferveur attise le supplice,
Je sucerai, pour noyer ma rancœur,
Le népenthès et la bonne ciguë
Aux bouts charmants de cette gorge aiguë
Qui n'a jamais emprisonné de cœur.
Présences à Frontenay 2016, L'Oubli
Source : LLes fleurs du mal, de Charles Baudelaire, éditions Jose Corti, 1986, p. 281.
Biographie
Charles Baudelaire (1821-1867) est un poète français. Né à Paris, Baudelaire perd son père à l'âge de six ans. Quand sa mère se remarie un an plus tard avec le général Aupick, il rejette cette union et rentre en opposition avec ce militaire aux valeurs et aspirations différentes des siennes. Après des études secondaires à Lyon puis au lycée parisien Louis-le-Grand, il mène une vie de bohème dans le Quartier latin. En 1841, sous la pression de sa famille, il embarque pour les côtes d’Afrique et de l’Orient. Il séjourne à l’île Bourbon d’où il rapporte un grand nombre d’impressions dont il s’inspirera par la suite. De retour à Paris en 1842, il écrit ses premiers textes, devient journaliste, critique d’art et littéraire en 1844. Il découvre en 1847 l’écrivain américain Edgar Poe qu'il traduit, et tombe même année sous le charme de Marie Daubrun qui lui inspirera plusieurs poèmes. En 1857, suite à la publication des Fleurs du Mal, il est attaqué en justice et condamné pour immoralité. Très affecté, il sombre dans la misère et la maladie. Le poids des dettes s’ajoutant aux souffrances morales, il est frappé en 1866 d’un malaise qui le rendra paralysé et aphasique, et meurt un an après. Source : eternels-eclairs.fr.