Charles Baudelaire
Brumes et pluie
Ô fins d'automne, hivers, printemps trempés de boue,
Endormeuses saisons ! je vous aime et vous loue
D'envelopper ainsi mon cœur et mon cerveau
D'un linceul vaporeux et d'un vague tombeau.
Dans cette grande plaine où l'autan froid se joue,
Où par les longues nuits la girouette s'enroue,
Mon âme mieux qu'au temps du tiède renouveau
Ouvrira largement ses ailes de corbeau.
Rien n'est plus doux au cœur plein de choses funèbres,
Et sur qui dès longtemps descendent les frimas,
Ô blafardes saisons, reines de nos climats,
Que l'aspect permanent de vos pâles ténèbres,
- Si ce n'est, par un soir sans lune, deux à deux,
D'endormir la douleur sur un lit hasardeux.
Présences à Frontenay 2016, Le sage et la pluie
Source : Les fleurs du mal, Charles Baudelaire, Le livre de poche, Paris, 1971, p. 154.
Recueillement
Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.
Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici :
Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
Aux uns portant la paix, aux autres le souci.
Pendant que des mortels la multitude vile,
Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,
Va cueillir des remords dans la fête servile,
Ma douleur, donne-moi la main ; viens par ici,
Loin d'eux. Vois se pencher les défuntes Années,
Sur les balcons du ciel, en robes surannées ;
Surgir du fond des eaux le Regret souriant ;
Le Soleil moribond s'endormir sous une arche,
Et, comme un long linceul traînant à l'Orient,
Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.
Présences à Frontenay 2016, Le sage et la pluie
Source : Les fleurs du mal, Charles Baudelaire, Le livre de poche, Paris, 1971, p. 199.
Ciel brouillé
On dirait ton regard d'une vapeur couvert ;
Ton œil mystérieux (est-il bleu, gris ou vert ?)
Alternativement tendre, rêveur, cruel,
Réfléchit l'indolence et la pâleur du ciel.
Tu rappelles ces jours blancs, tièdes et voilés,
Qui font se fondre en pleurs les coeurs ensorcelés,
Quand, agités d'un mal inconnu qui les tord,
Les nerfs trop éveillés raillent l'esprit qui dort.
Tu ressembles parfois à ces beaux horizons
Qu'allument les soleils des brumeuses saisons...
Comme tu resplendis, paysage mouillé
Qu'enflamment les rayons tombant d'un ciel brouillé !
Ô femme dangereuse, ô séduisants climats !
Adorerai-je aussi ta neige et vos frimas,
Et saurai-je tirer de l'implacable hiver
Des plaisirs plus aigus que la glace et le fer ?
Présences à Frontenay 2016, Le sage et la pluie
Source : Les fleurs du mal, Charles Baudelaire, Le livre de poche, Paris, 1971, p. 97.

Spleen
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;
Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l'Espérance, comme une chauve-souris,
S'en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;
Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,
Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.
- Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l'Espoir,
Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.
Présences à Frontenay 2016, Le sage et la pluie
Source : Les fleurs du mal, Charles Baudelaire, Le livre de poche, Paris, 1971, p. 124.
Biographie
Charles Baudelaire (1821-1867) est un poète français. Né à Paris, Baudelaire perd son père à l'âge de six ans et sa mère se remarie un an plus tard avec le général Aupick. Il refuse cette union et sera en opposition avec ce militaire aux valeurs et aspirations différentes des siennes. Suite à ses études secondaires à Lyon puis au lycée parisien Louis le Grand, il mène une vie marginale et de bohème dans le Quartier latin. C'est alors qu'en 1841, sous la pression de sa famille, il embarque pour les côtes d’Afrique et de l’Orient. Il séjourne à l’île Bourbon et, bien qu’il n’aille pas au terme de son voyage, il en retira un grand nombre d’impressions dont il s’inspirera dans ses œuvres. De retour à Paris en 1842, il écrit ses premiers textes, devient journaliste, critique d’art et littéraire en 1844, et découvre en 1847 l’écrivain américain Edgar Poe qu'il traduit. Cette même année il tombe sous le charme de Marie Daubrun. Celle-ci lui inspira plusieurs poèmes. Un peu plus tard, c’est Mme Sabatier qui occupera ses pensées. Enfin, en 1857, suite à la publication des Fleurs du Mal, il est attaqué en justice et condamné pour immoralité. Très affecté, Baudelaire sombre dans la misère et la maladie. Le poids des dettes s’ajoutant aux souffrances morales, il est frappé en 1866 d’un malaise qui le rendra paralysé et aphasique. Il meurt en 1867. Sources : eternels-eclairs.fr.