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Léon Chestov

Мудрый мир,Un monde sage

«Он брал удары и дары судьбы» равно спокойно, — говорит Гамлет, и это высшая степень отличия, которую он мог придумать для своего друга Горацио. И Спиноза говорит почти буквально то же: удачи и неудачи мудрец принимает одинаково, видя в них выражение царствующей в мире вечной необходимости — Sub Specie alternitatis vel necessitatis. Вся сущность мудрости в том, чтобы приучить людей принимать дары и удары судьбы. Вернее — удары: дары ведь так редко выпадают на долю смертного, и главное — они никогда не навязываются насильственно — хочешь, можешь их не брать. Но если это так, то почему же обыкновенно жалуются на то, что люди недостаточно мудры? Укажите мне на человека, который бы в самом деле хотя бы попытку сделал «не принимать» удары судьбы. Днем с фонарем не найдете, разве что в романе, Ивана Карамазова. Да и то, его «я не принимаю мира» звучит у Достоевского как насмешка над буйством и чудачеством одного из отпрысков вырождающегося Федора. Вообще же — мы все «принимаем». Умер отец, мать, брат — мы принимаем. Землетрясение в Италии — мы прочтем утром в газетах, и это нам не помешает завтракать. Разразилась безумная война с совсем неслыханными ужасами — мы приняли и тоже читали за завтраком телеграммы. Потом пришли большевики — и это приняли. Если придет что-нибудь еще более отвратительное и безобразное (хотя трудно вообразить, что есть что- либо более безобразное и отвратительное, чем большевизм), мы и это примем. Скажут, как же быть иначе, как можно не принять то, что есть? Нельзя, конечно нельзя не принять. Но раз это мы принимаем, то надо, по крайней мере, чтоб нам это философы в заслугу ставили, и не считали бы себя мудрецами — а всех людей презренной толпой, vulgus plebs. И не горевали бы лицемерно по поводу того, что бедной мудрости плохо живется на свете, что она не знает, где голову преклонить. Наоборот, ни одному отвлеченному существу не живется так хорошо на нашем свете, как мудрости. Ей-то именно, как стрекозе в басне, под каждым кустом готов и стол и дом. Люди, как если бы они ни о чем больше не думали, как о том, чтобы угодить Спинозе, принимают, принимали и будут принимать все «удары», посылаемые им судьбой. И стоики, которые утверждали, что во всем мире можно найти в лучшем случае двух, трех мудрецов, клеветали на мир. В мире много, слишком много мудрецов, все люди, все почти без исключения, мудры. И в том, может быть, проклятие мира.

« Il a pris coups et dons du destin » avec la même sérénité́ – dit Hamlet, et c'est le plus haut niveau de distinction qu'il ait pu trouver pour son ami Horace. Et Spinoza dit quasiment la même chose : le sage prend succès et infortunes de la même manière, voyant en eux l'expression de l'éternelle nécessité́ qui règne sur le monde – Sub Specie alternitatis vel necessitatis. L'essence même de la sagesse consiste à enseigner aux gens d'accepter les dons et les coups du destin. Ou plutôt, les coups : car les dons tombent rarement sur le sort des mortels et l'important, c'est qu'ils ne s'imposent jamais de manière brutale ; si on le désire, on peut les refuser. Mais s'il en est ainsi, pourquoi se plaint-on habituellement de ce que les gens manquent de sagesse ? Désignez-moi un homme qui ferait vraiment, ne serait-ce qu'une tentative, « de ne pas accepter » les coups du destin. Vous ne trouverez jamais, sinon dans un roman, Ivan Karamazov en plein jour avec une lanterne. Et même son « je n'accepte pas le monde » sonne chez Dostoevsky comme une dérision de la violence et de l'étrangeté́ de l'un des rejetons dégénérés de Fedor. Nous  « acceptons tout », en réalité́. La mort de notre père, celle de notre mère ou de notre frère, nous l'acceptons. Un tremblement de terre a lieu en Italie, nous lisons cela dans le journal, ce qui ne nous empêche pas de prendre notre petit-déjeuner. Une guerre insensée éclate avec des horreurs inouïes, nous l'acceptons et lisons également les télégrammes au petit-déjeuner. Plus tard sont arrivés les bolchéviques et cela aussi nous l'avons accepté. S'il arrive quelque chose d'encore plus abominable et de plus horrible (bien qu'il soit difficile d'imaginer quelque chose de plus horrible et de plus abominable que le bolchevisme), nous l'accepterons. On dira, comment faire autrement, comment faire pour ne pas accepter la réalité́ ? On ne le peut pas, bien sûr, il est impossible de ne pas l'accepter. Mais dès lors que nous l'acceptons, alors, il faut pour le moins que les philosophes nous le posent en mérite et ne s'estiment pas eux-mêmes plein de sagesse, et considèrent les autres humains comme une foule méprisable, vulgus plebs. Et ne se lamentent pas hypocritement de ce que la pauvre sagesse a la vie dure sur terre et ne sait où reposer sa tête. Au contraire, aucune créature abstraite n'a la vie aussi facile sur notre terre que la sagesse. Comme pour la cigale de la fable, chaque buisson lui offre gîte et couvert. Les gens, comme s'ils ne pensaient plus à rien qu'à complaire à Spinoza, acceptent, ont accepté et accepteront tous les « coups » que leur enverra le destin. Et les stoïciens qui ont soutenu que dans le monde entier on ne trouverait au mieux que deux ou trois sages, ont calomnié le monde. Il y a dans le monde beaucoup de sages, beaucoup trop, presque tous les gens sans exception sont des sages. Et peut-être est-ce là la malédiction du monde.

Présences à Frontenay 2016, Le sage et la pluie

Source : Publié pour la première fois d'après un manuscrit extrait des archives de L.Chestov (1866 – 1938) dans la revue Le Messager La menace des barbares modernes, N° 119  Paris – New York – Moscou 1976 Trimestriel 3 - 4  version russe p.133-142. Traduction d’Anne Laurent.

Biographie

 

Léon Chestov (1866-1938) est un avocat, écrivain et philosophe russe. Né Jehuda Leib Schwarzmann à Kiev,  Il fait ses études à Kiev et à Moscou où il suit des cours de mathématiques qu'il abandonne pour le droit. Il se tourne par la suite vers la philosophie tout en se consacrant à l'entreprise de son père dont il prendra la direction jusqu'à son exil. Il a vécu en Italie, en Suisse à Coppet et à Genève, puis en Allemagne avant de rentrer à Moscou. En 1920, il s'installe à Paris. Il a beaucoup voyagé, notamment en Palestine. Ses livres les plus connus sont : Le pouvoir des clefs, Sur la balance de Job et le fameux Athènes et Jérusalem. "Chestov (...) démontre sans trêve que le système le plus serré, le rationalisme le plus universel finit toujours par buter sur l'irrationnel de la pensée humaine. Aucune des évidences ironiques, des contradictions dérisoires qui déprécient la raison ne lui échappe. Une seule chose l'intéresse et c'est l'exception, qu'elle soit de l'histoire du coeur ou de l'esprit". Albert Camus (Le mythe de Sisyphe). Source : wikipedia

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