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Émile Verhaeren

La pluie

Longue comme des fils sans fin, la longue pluie

Interminablement, à travers le jour gris,

Ligne les carreaux verts avec ses longs fils gris,

Infiniment, la pluie,

La longue pluie,

La pluie.

 

Elle s'effile ainsi, depuis hier soir,

Des haillons mous qui pendent,

Au ciel maussade et noir.

Elle s'étire, patiente et lente,

Sur les chemins, depuis hier soir,

Sur les chemins et les venelles,

Continuelle.

 

Au long des lieues,

Qui vont des champs vers les banlieues,

Par les routes interminablement courbées,

Passent, peinant, suant, fumant,

En un profil d'enterrement,

Les attelages, bâches bombées ;

Dans les ornières régulières

Parallèles si longuement

Qu'elles semblent, la nuit, se joindre au firmament,

L'eau dégoutte, pendant des heures ;

Et les arbres pleurent et les demeures,

Mouillés qu'ils sont de longue pluie,

Tenacement, indéfinie.

 

Les rivières, à travers leurs digues pourries,

Se dégonflent sur les prairies,

Où flotte au loin du foin noyé ;

Le vent gifle aulnes et noyers ;

Sinistrement, dans l'eau jusqu'à mi-corps,

De grands boeufs noirs beuglent vers les cieux tors ;

 

Le soir approche, avec ses ombres,

Dont les plaines et les taillis s'encombrent,

Et c'est toujours la pluie

La longue pluie

Fine et dense, comme la suie.

 

La longue pluie,

La pluie - et ses fils identiques

Et ses ongles systématiques

Tissent le vêtement,

Maille à maille, de dénûment,

Pour les maisons et les enclos

Des villages gris et vieillots :

Linges et chapelets de loques

Qui s'effiloquent,

Au long de bâtons droits ;

Bleus colombiers collés au toit ;

Carreaux, avec, sur leur vitre sinistre,

Un emplâtre de papier bistre ;

Logis dont les gouttières régulières

Forment des croix sur des pignons de pierre ;

Moulins plantés uniformes et mornes,

Sur leur butte, comme des cornes

 

Clochers et chapelles voisines,

La pluie,

La longue pluie,

Pendant l'hiver, les assassine.

 

La pluie,

La longue pluie, avec ses longs fils gris.

Avec ses cheveux d'eau, avec ses rides,

La longue pluie

Des vieux pays,

Éternelle et torpide !

Présences à Frontenay 2016, Le sage et la pluie

Source : Les villages illusoires, Émile Verhaeren, Espace Nord, 2016.

Biographie

 

Émile Verhaeren (1855-1917) est un poète belge flamand, d'expression française. Il est né dans une famille aisée où on parle le français. Il fréquente le collège Sainte-Barbe, tenu par des jésuites à Gand, puis étudie le droit à l’université de Louvain. Il y rencontre le cercle qui animait La Jeune Belgique et il publie en 1879 ses premiers articles et poèmes dans les revues belges et étrangères. Son premier recueil de poèmes réalistes-naturalistes, publié en 1883, Les Flamandes, est consacré à son pays natal. Accueilli avec enthousiasme par l'avant-garde, l'ouvrage fait scandale. Dans les années 1890, Verhaeren s'intéresse aux questions sociales et aux théories socialistes et travaille à rendre dans ses poèmes l'atmosphère de la grande ville et son opposé, la vie à la campagne. Il exprime ses visions d'un temps nouveau comme dans Les Campagnes hallucinées ou Les Villes tentaculaires. Ces poèmes le rendent célèbre. Son œuvre, alors traduite et commentée dans le monde entier, l’entraîne à faire des lectures et des conférences dans une grande partie de l'Europe. La Première Guerre mondiale lui ôte tout espoir d'un monde meilleur. Il exprime son indignation à travers des poèmes comme La Belgique sanglante (1915), ou Les Ailes rouges de la guerre (1916). Après l'une de ces conférences à Rouen, il meurt accidentellement sous les roues d'un train qui partait. Sources : wikipedia, premiere.fr.

© 2016 par Présences à Frontenay. Créé avec Wix.com

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