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Benjamin Fondane

Lettre non envoyée

Je t’écris. Est-il rien qui soit changé au monde ?

Tu m’écris. Nous avons l’un et l’autre si peur

de nous apercevoir qu’il neige dans nos cœurs

et que nous sommes morts l’un vis-à-vis de l’autre.

 

Je suis mort peu à peu et sans m’en rendre compte.

Tu es morte petit à petit sans crier.

La chaleur, par degré, a fui notre courrier ;

et la rose a déjà cédé au perce-neige.

 

Parfois, je me souviens que tu étais jolie.

 Te souviens-tu encor que j’étais âpre et frais ?

 

Mais oui ! car nous avons gardé les mêmes traits ;

le temps ne marque plus les heures de l’absence.

 

Toi et moi... Nous avons ensemble lu un livre ;

un livre merveilleux et plein ; chaque détail

portait en nous sa trouble lumière de vitrail ;

et nul, sans nous ouvrir, ne peut lire en ce livre.

 

Que deviendra-t-il donc ? Puisque je suis myope ?

puisque tes yeux faiblissent ? puisque le livre aussi

a dû chausser de grosses lunettes, a vieilli ?

puisque ni toi ni moi ne pouvons plus le lire ?

 

Des bribes cependant restent, dis-tu : « Je t’aime ! »

Ah, l’ongle pousse encor quand le cadavre est froid ;

d’autres ont dit ces mots que j’inventais pour toi,

d’autres ont éclairé leur vie à ces bougies.

 

Moi-même j’essayai, plus tard, quand nous nous fûmes

perdus, de dire encor « je t’aime » ; et ça sonnait

comme un caillou jeté dans l’eau ; je m’étonnais

qu’il pût quand même ouvrir un cercle dans l’eau lisse.

 

L’aurais-tu essayé aussi ?... J’étais si loin !

C’est ainsi que nous-mêmes avons rompu le charme.

On ne peut pas pleurer deux fois la même larme ;

on n’en appelle pas aux dieux qu’on a trahis.

 

Chaque jour qui s’en va t’efface davantage

en moi. Ne pleure pas ! Tu pars, mais c’est des trous

qui restent, là, au mur, où sont rouillés les clous ;

et quand tu t’en iras, entière, de mon être

 

rien ne subsistera qu’une passoire où l’eau

naïve chante. Hé oui, en moi, tu seras morte –

ma chère. Morte dans un mort ! Et de la sorte

nous serons côte à côte, comme toujours absents.

 

Je t’écris. Comprends-tu ! Je n’ai rien à te dire.

Pourtant je me cramponne à toi, ô toi qui es

le glacier qui dans l’eau engendre son reflet

– un reflet qui serait, quoi ? à défaut d’image.

 

 

Présences à Frontenay 2016, L'Oubli

Source : Le Mal des fantômes, de Benjamin Fondane, Verdier Poche, 2006, p. 244-245.

Biographie

Benjamin Fondane (1898-1943), né Benjamin Wechsler, est un philosophe, poète, dramaturge, essayiste roumain, naturalisé français en 1938. Après des études secondaires à Iași, il part pour Bucarest et rejoint un groupe d'avant-garde qui inclut Marcel Janco et Ilarie Voronca. Il fonde brièvement une troupe théâtrale, Insula, influencée par les conceptions de Jacques Copeau. Il arrive à Paris en 1923 où il devient Benjamin Fondane, rencontre Tristan Tzara et adhère au mouvement surréaliste, ainsi qu'au sous-groupe d'Arthur Adamov. L’année suivante, il se lie d’amitié avec le philosophe russe Léon Chestov qui deviendra son maître en philosophie. Durant cette période, il écrit sur Heidegger, Husserl, Nietzsche, Kierkegaard, Freud, Lupasco… et contribue à faire valoir la pensée de Chestov en France. Un an après la mort du penseur russe, il confie à Victoria Ocampo une copie de son manuscrit Rencontres avec Léon Chestov, qui sera publié après sa mort. Ardent polémiste, sa pensée tient la philosophie non pas pour une connaissance mais une lutte pour la Liberté. En 1940, Fondane est fait prisonnier, s'évade, est repris puis est hospitalisé au Val-de-Grâce. En mars 1944, il est arrêté par la police de Vichy. Ses amis parviennent à obtenir sa libération mais il refuse d’abandonner sa sœur Line. Il est envoyé au camp de Drancy, puis déporté à Auschwitz où il meurt dans une chambre à gaz. Sources : espritsnomades, Wikipedia.

© 2016 par Présences à Frontenay. Créé avec Wix.com

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