Anna Akhmatova
Данте / Dante
Он и после смерти не вернулся
В старую Флоренцию свою.
Этот, уходя, не оглянулся,
Этому я эту песнь пою.
[Факел, ночь, последнее объятье,
За порогом дикий вопль судьбы...]
Он из ада ей послал проклятье
И в раю не мог её забыть, -
[Но босой, в рубахе покаянной,
Со свечой зажженной не прошел
По своей Флоренции желанной,
Вероломной, низкой, долгожданной...]
Même après sa mort il n’est pas revenu
Dans sa Florence d’autrefois.
Il était parti, lui, sans se retourner,
C’est pour lui que je chante ce poème.
Flambeau, nuit, dernière étreinte,
Le destin sauvage hurle au-delà du seuil.
Du fond de l’enfer il l’a maudite,
Et dans le paradis il n’a pu l’oublier.
Mais on ne l’a pas vu, nu-pieds
En chemise, avec un cierge allumé,
Traverser sa Florence désirée,
Infidèle vile, si longtemps attendue.
1936, été.
Présences à Frontenay 2016, L'oubli
Source : Dante (1936), Anna Akhmatova, traduction de Guy Laffaille@2015
Северные элегии (шестая)
Есть три эпохи у воспоминаний.
И первая-как бы вчерашний день.
Душа под сводом их благословенным,
И тело в их блаженствует тени.
Еще не замер смех, струятся слезы,
Пятно чернил не стерто со стола -
И, как печать на сердце, поцелуй,
Единственный, прощальный, незабвенный...
Но это продолжается недолго...
Уже не свод над головой, а где-то
В глухом предместье дом уединенный,
Где холодно зимой, а летом жарко,
Где есть паук и пыль на всем лежит,
Где истлевают пламенные письма,
Исподтишка меняются портреты,
Куда как на могилу ходят люди,
А возвратившись, моют руки мылом,
И стряхивают беглую слезинку
С усталых век - и тяжело вздыхают...
Но тикают часы, весна сменяет
Одна другую, розовеет небо,
Меняются названья городов,
И нет уже свидетелей событий,
И не с кем плакать, не с кем вспоминать.
И медленно от нас уходят тени,
Которых мы уже не призываем,
Возврат которых был бы страшен нам.
И, раз проснувшись, видим, что забыли
Мы даже путь в тот дом уединенный,
И, задыхаясь от стыда и гнева,
Бежим туда, но (как во сне бывает)
Там все другое: люди, вещи, стены,
И нас никто не знает - мы чужие.
Мы не туда попали... Боже мой!
И вот когда горчайшее приходит:
Мы сознаем, что не могли б вместить
То прошлое в границы нашей жизни,
И нам оно почти что так же чуждо,
Как нашему соседу по квартире,
Что тех, кто умер, мы бы не узнали,
А те, с кем нам разлуку Бог послал,
Прекрасно обошлись без нас - и даже
Всё к лучшему...
Ленинград 1945
Sixième élégie
Le souvenir a trois époques, et l’une
(c’est la première), on dirait que c’est hier.
Sa voûte bienfaisante est un abri
Pour l’âme, et pour le corps son ombre est douce.
Le rire sonne encore, les larmes coulent
Toujours, et le pâté que votre plume
A laissé sur la table est encore là.
Et le baiser unique, inoubliable,
De l’adieu est un sceau sur notre cœur…
Mais tout cela, hélas, ne dure guère…
Et il n’est plus la voûte qui nous couvre,
Mais la maison de banlieue isolée
Où il fait froid l’hiver, et chaud l’été,
Où règnent l’araignée et la poussière,
Où moisissent les lettres enflammées,
Où en cachette on change les portraits,
Où l’on va comme on va sur une tombe
Et, de retour, on se lave les mains,
Et, secouant la larme qui se forme
Sur la paupière, on pousse un long soupir…
Mais le temps passe, et les printemps se suivent,
Le ciel rosit, le nom des villes change,
Et les témoins ne sont plus là. Personne
Pour partager regrets et souvenirs.
Et doucement vont s’éloigner les ombres
Que nous avons cessé de rappeler,
Dont le retour, hélas, nous ferait peur.
Et puis un beau matin nous découvrons
Que nous avons oublié le chemin
Qui mène à cette maison solitaire,
Et haletant de honte et de colère,
Nous y courons, mais (comme dans un rêve)
là-bas tout a changé, les gens, les choses,
Les murs, et il ne reste plus personne
Qui nous connaisse : nous sommes étrangers.
Nous nous trompons d’adresse…
Et c’est alors que vient cela qui est
Le plus amer : nous comprenons soudain
Que ce passé, que nous ne saurions plus
À présent faire entrer dans les limites
De notre vie, nous est plus étranger
Qu’au voisin de palier : ceux qui sont morts
Nous ne pourrions les reconnaître, et ceux
Dont il a plu à Dieu de nous couper
Se sont fort bien passés de nous, et même
Que tout est pour le mieux…
Leningrad, 5 février 1945.
Présences à Frontenay 2016, L'oubli
Source : D’autres astres, plus loin, épars, poètes européens du XXe siècle choisis par Philippe Jaccottet, Anthologie. La Dogana, Genève, 2005, p. 139.
Biographie
Anna Akhmatova (1889-1966) est une poète russe. Née près d'Odessa, elle grandit dans un milieu aisé, apprend très tôt le français et écrit ses premiers poèmes dès l'âge de 11 ans. Face aux craintes de son père pour la réputation de son nom, elle prend le pseudonyme d'Akhmatova, du nom d'origine tatare de sa grand-mère. Après la séparation de ses parents en 1905, elle vit avec sa mère, et ses frères et sœurs à Kiev. Au cours de ses études, elle rencontre le poète Nikolaï Goumilev qu'elle épouse en 1910. Le couple passe son voyage de noces à Paris, où elle rencontre Modigliani. À son retour, avec Ossip Mandelstam et Goumilev, elle anime le mouvement de l'acméisme, qui rompt avec le symbolisme et privilégie la simplicité et la concision dans la langue. Son premier recueil Le Soir, paru en 1912, connaît un grand succès – des milliers de femmes se mettant à composer à la manière d'Anna Akhmatova. En 1920, les nouvelles autorités jugent ses travaux « socialement trop peu pertinents », et interdisent sa poésie de publication en 1922. Son mari est fusillé en août 1921 et son fils arrêté et déporté en 1938. Pourtant, Akhmatova refuse d'émigrer, considérant cet acte comme une trahison envers sa langue et sa culture. La Grande guerre patriotique fait ressortir de l’ombre son œuvre. Son poème Courage sera publié en 1942 à la une de la Pravda. Mais à la fin du conflit, elle est de nouveau radiée de l'Union des écrivains pour érotisme, mysticisme et indifférence politique. Après la mort de Staline, Akhmatova est lentement réhabilitée tandis qu'elle poursuit la composition de ses ouvrages les plus importants, Poèmes sans héros et Requiem, poèmes en l'hommage des victimes de la terreur stalinienne. Décédée à Domodedovo près de Moscou en 1966, elle ne verra pas la publication intégrale de son œuvre parue en 1986 à Moscou. Sources : wikipedia.org, babelio.com.