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Anèstis Evanghèlou

Interurbain

Hier soir j'ai reçu un appel

de mon père.

                        Envoie-moi

quelques petits flacons d'ouzo

m'a-t-il dit, et deux cartouches de cigarettes,

des brunes, pour passer les soirées

en pensant à vous.

                        Et puis

— j'allais oublier — cinq ou six disques

avec ces vieilles chansons, tu sais

les airs du Pont, les plus tristes.

 

Ici à l'étranger les journées sont longues, et comment

veux-tu trouver de l'ouzo, des cigarettes et des chansons

de ton pays, dans les boutiques du ciel.

 

Présences à Frontenay 2016, L'Oubli

Source : La visite (1987) in Anthologie de la poésie grecque contemporaine 1945-2000, choix et trad. de Michel Volkovitch, préface de Jacques Lacarrière, Poésie / Gallimard, 2000, pp. 156-157. 

La rencontre

À midi, sous un soleil brûlant, tandis

que je quittais le port, épuisé,

je suis tombé sur toi.

                        Petit frère, ai-je dit

en t’embrassant, et nous pleurions tous deux

entre les passants étonnés,

                        quel bon vent

t’amène par chez nous après

si longtemps, et tandis qu’en silence

tu essuyais tes larmes, j’ai ajouté, on dirait

que le temps n’a pas touché ton visage, tes

beaux yeux, tes cheveux blonds,

                        la vie

doit t’être douce à l’étranger, ce n’est pas

comme chez nous dans ce lieu sec et stérile

qui m’a blanchi, dévasté, vidé.

 

Ah mon frère, de nous tous depuis toujours c’est toi

le plus lucide, qui a su voir à temps

qu’ici l’avenir ça n’existe pas, d’où ton exil

mais c’était donc si compliqué d’envoyer

une lettre de temps en temps ? Est-il possible

entre frère d’oublier ainsi ?

                        Mais tu es…

Soudain, la lumière s’est faite en mon cerveau obscur

dans la terreur et la tristesse

j’ai plongé mon regard dans tes yeux –

mais tu es

mort, ai-je balbutié, depuis quarante-cinq ans déjà

et de nouveau les larmes ont coulé sur mon visage.

 

Et toi, tu t’imagines être vivant ?

m’as-tu sifflé dans l’oreille, et comme

tu ajoutais, j’ai à faire, je te laisse,

avant d’aller traverser en courant,

j’ai entrevu ta figure d’enfance

qui me souriait énigmatique alors

que tu étais en face, que nous séparait

brutal, éblouissant, assourdissant

le flot des voitures.

 

Présences à Frontenay 2016, L'Oubli

Source : Anthologie de la poésie grecque contemporaine, 1945-2000, choix et traduction de Michel Volkovitch, nrf  / Gallimard, 2000, p. 156.

Biographie

Anèstis Evanghèlou (1937-1997) est un poète grec. Né à Thessalonique, il fait ses début en littérature dans les années 60 avec son recueil Description d'une expulsion. Il se trouve parmi les quarante poètes de l’anthologie de poésie grecque publiée par Gallimard. Avec son style simple et clair, sa poésie porte une tristesse recueillie, admirablement juste dans un climat profondément byzantin et biblique. Sources : volkovitch.com, Wikipedia.

© 2016 par Présences à Frontenay. Créé avec Wix.com

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